Zone de turbulences

Publié le par Claire T

Les voyages ont longtemps constitué une aventure solitaire, malcommode et délicieuse. Avec le progrès foudroyant des transports, ils sont devenus une corvée collective et confortable. Ils tendent à se rapprocher de la définition de Céline : Un petit vertige pour couillons. Au point que le meilleur du voyage est désormais, d'un côté, dans le projet et, de l'autre, dans le souvenir. Entre les deux, une routine de masse. Et une nouvelle servitude volontaire. Peut-être faudra-t-il finir, selon le vœu de Baudelaire, par nous contenter du projet, sans plus chercher jamais à le réaliser ? Depuis toujours, le projet est aussi beau - et parfois plus beau encore - que la réalité.
Jean d' Ormesson - "Qu'ai-je donc fait?"

Vue aérienne

Vue aérienne

Chapitre 1 : Le métrobus

Il est 17 heures. Le trottoir grouille de monde et la masse s’épaissit à mesure que les tintements des cartes retentissent pour passer les barrières vers ce même trottoir, aux abords d’une voie rapide qui doit connaître un moment de répit entre 3h12 et 3h13 du matin, sous un pont-cage de résonnance de véhicules qui se précipitent, vrombissantes et infernales. Zincirlikuyu… probablement le dernier endroit du monde où je me serais imaginée me trouver trois fois par semaine.

On pourrait penser à la logique suivante :

"le métrobus en théorie"

"le métrobus en théorie"

Mais au lieu de ça, je vous laisse admirer :

"le métrobus en réalité"

"le métrobus en réalité"

Voilà, vous imaginez déjà le bordel sans doute. Mais je vais vous expliquer comment créer ce chaos. Mr X passe sa carte et s’engouffre avec plein d’autres Mr et Mme X le plus loin possible pour choper le prochain métrobus, ce qui crée cette masse informe en arrière-plan, et comme tout le monde procède à peu près de la même manière, la masse informe s’étoffe jusqu’au premier plan. Voilà. Heureusement, il y a des métrobus toutes les deux minutes aux heures de pointe. Ah bah ça va alors de quoi se plaindre ? Ben, c'est-à-dire que j’ai pensé bêtement me poser au bord du trottoir, à la limite, juste avant le décimètre fatal qui, dépassé, te permet de goûter aux joies d’un rétro en pleine face, et attendre là bien sagement, sans aller me noyer dans le bain de foule. Mais non, quelqu’un arrive, et se pose devant toi, dans le décimètre fatal, et très rapidement t’es cerné(e). Alors tu t’étais réservé(e) ta petite place pour grimper tranquille sans encombres et ça foire. Le métrobus arrive, y’a plus de Mr et de Mme, y’a des espèces de sauvages qui se ruent à l’ouverture pour pouvoir s’asseoir et tu te retrouves vite fait dans le décimètre fatal, sans avoir grimpé. Alors tu grimpes, parce qu’attendre le suivant, tu as bien saisi que ça ne changerait rien, et y’a à peine la place pour que les portes se referment. Une fois à l’intérieur, parfois tu te sens quand même un peu gêné(e) de pouvoir admirer de très très près la nuque de celui ou celle de devant, ou de te retrouver en nez à aisselle avec celui ou celle de droite, mais bon tant que personne ne suffoque au point de s’évanouir, les sardines s’emboîtent. L’avantage c’est que le matin, entre l’odeur des eaux croupies en arrivant à Soğutluçeşme et celle du type à côté de toi qui a pas eu le temps de se brosser les dents, tes sens sont en éveil, à défaut du reste.

Le pire, c’est qu’on pourrait penser que j’exagère, mais non, et c’est bien le problème, en tout cas, ça fait partie des miens. Le métrobus est le transport le plus immonde jamais créé à l’échelle planétaire, et pour les sceptiques amateurs de sensations fortes, Istanbul manque cruellement de touristes cette année, venez et écrivez ça sur votre liste « trucs insolites à voir/à faire ».

Conseils pratiques : entre 7 et 8 heures, ou entre 16 et 19 heures, à un départ de ligne de préférence, pour profiter pleinement de l’expérience. Éviter les gros sacs, et se munir d’une pince à linge.

Chapitre 2 : Le métro

« Putain mais qu’est-ce qu’il fout à gauche ce con s’il avance pas ??? » Nous sommes dans un escalator, votre voix intérieure vous parle. Vous vous sentez dans votre bon droit de vous faire ce genre de réflexion, légèrement excédé(e) par la foule et le bruit partout tout le temps, auxquels s’ajoute ce genre de comportement manquant sérieusement de bon sens et d’empathie pour les gens pressés, comme vous. Pourtant quelque part, en lâchant ce « pardon » qui trahit votre énervement, quoi que vous fassiez, vous ne pouvez vous empêcher de penser : « Mon Dieu, qu’est-ce que la ville a fait de moi ? » « Suis-je moi aussi devenu(e) un animal qui va finir par se glisser sournoisement dans le décimètre fatal ? » Pour calmer cette angoisse passagère, tout a été pensé.

Exemple 1 : le tapis roulant, à ne pas confondre avec le tapis volant, pure invention de contes merveilleux

Le tapis roulant c’est bien, ça fait gagner du temps ça aussi quand t’as plus de 500 mètres pour gagner la prochaine station, et là t’as ce couple devant toi, qui marche à deux à l’heure, main dans la main, c’est tellement mignon que tu veux pas qu’ils aient à se séparer pour te laisser passer sur LA GAUCHE BORDEL ! Arrêtez de vous aimer 500 mètres et laissez passer les gens pressés ! Le mec/la fille, s’il/elle en profite pour s’enfuir, c’est que t’as merdé bien avant, et pas qu’une fois.

ce dont on finit par rêver -- .- -.. .-- --- .-. .-.. -..

ce dont on finit par rêver -- .- -.. .-- --- .-. .-.. -..

Exemple 2 : le fléchage

Sur les quais des métros c’est pratique, parce qu’il y a des flèches au sol, avec des couleurs et tout, pour rappeler les bonnes conduites à tenir aux passagers. Les flèches jaunes indiquent où il faut se tenir quand on veut grimper, et la verte au milieu indique le passage que prendront les gens qui vont descendre. Au cas où les gens soient totalement demeurés, il y a un message accompagnant ce système de fléchage, en Turc. Alors soyons indulgents avec ceux qui ne le comprennent pas et ceux qui ne savent pas lire, même si j’ai tendance à penser que les flèches sont suffisamment explicites dans la mesure où elles ont été collées dans le sens de la logique mais bon…

c’est pourtant clair non ?

c’est pourtant clair non ?

Le métro s’immobilise, la porte s’ouvre et t’as un rang informe devant toi, et plein de monde sur la flèche verte, évidemment, vous l’aviez vu venir. Tout le temps, c’est épuisant. Je vous jure, la ville ça a tendance à être fatigant.

non -.-. --- -. -. .- .-. -..

non -.-. --- -. -. .- .-. -..

Bref, d’être pressé(e) à être stressé(e), il n’y a qu’un pas. J’ai franchi le pas, sans m’en rendre compte, prise dans ce tourbillon de l’enfer des transports, et de leur sauvagerie virale. La nécessité me fait passer 30 heures par mois dans ces wagons catalyseurs du côté obscur, et j’appelle la force régulièrement pour ne pas y sombrer totalement. Quand les gens courent pour être les premiers à prendre l’escalator, et pas se retrouver dans la cohue du métro qui arrive sur l’autre quai, tu finis par les comprendre, même si c’est comique…

Heureusement, il y a la mer.

Ah...ces bateaux qui nous débarquent quelque part... au nom parfois poétique.Ah...ces bateaux qui nous débarquent quelque part... au nom parfois poétique.

Ah...ces bateaux qui nous débarquent quelque part... au nom parfois poétique.

Zone de turbulences

Chapitre 3 : Le vapur

Ah le vapur (ferry, pour les incultes, on en a déjà parlé, pas d’excuse !)… C’est une bouffée d’air. Quand arrivent les beaux jours et que tu es sur le pont, au soleil, à regarder les vagues, les scruter pour toi aussi voir des dauphins, puisque ça a l’air banal, c’est un peu magique. Et si par chance, tu en vois un, c’est l’évènement ! J’en ai vu deux fois, sur des centaines de voyages en vapur. Y’a des gens qui en voient à chaque fois qu’ils traversent le Bosphore, je ne connais pas leur secret. Je préfère me dire que l’on peut classer les dauphins du Bosphore dans la section des légendes urbaines, pour ne remettre en cause ni mon degré d’attention ni la correction de mes verres. --- .--. - .. -.-. ..--- ----- ----- -----

Ceci dit, des fois, on voudrait être aveugle, ça éviterait quelques frayeurs.

Chapitre 4 : Le dolmuş

Commençons par vous laisser admirer l’illustration suivante. C’est une découverte faite par hasard dans google images, et je ne suis pas étonnée qu’il y ait un jeu à vrai dire, ça s’y prête bien.

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Bon, on se dit, mais quel cliché vraiment, genre le mec il conduit en téléphonant d’une main, en fumant de l’autre, à fond la caisse, en passant entre deux voitures, celle qui est sur la voie de gauche, celle qui est sur la voie de droite, et lui sur la voie du milieu, celle qu’il s’invente. La voie du milieu c’est une voie que tout le monde emprunte : taxis, voitures, motos, dolmuş, tout le monde y passe quand il s’agit de gagner quelques centimètres. On double à gauche, à droite, et au milieu. Les accidents ne sont pas fréquents pour autant, donc après tout, pourquoi s’en priver ? Au début ça fait peur, et puis après ça fait peur régulièrement, et particulièrement en dolmuş. Pourquoi ? Pour toutes les raisons citées plus haut. Service non-stop, omniprésence, prix imbattables, sensations garanties. Argent liquide, grosse organisation, rabatteurs, déclaration douteuse, mafia possible, mais voyez-vous, c’est pratique.

Ce qui est troublant aussi, c’est la manie du klaxon, point commun entre les chauffeurs de dolmuş et les taxis (avec la vitesse, et l’adresse, il faut bien l’admettre). Tu marches tranquille, et au cas où tu veuilles monter à bord, on te klaxonne. Autant dire qu’avec le nombre de piétons, et le nombre de taxis et dolmuş, c’est une véritable klaxophonie.

Voici donc pour ce portrait des transports à Istanbul, qui doit en faire déjà rêver plus d’un(e). Il faut savoir que le piéton n’est pas prioritaire aussi pour être bien armé(e), que le feu rouge existe, mais qu’il faut quand même se méfier, et qu’aller partout est toujours possible, mais que le temps peut s’allonger...

Ahlala... Scruter les vagues et me laisser bercer par les mélodies des musiciens nomades en traversant le Bosphore, pour passer de l’Asie à l’Europe, et de l’Europe à l’Asie, ça va me manquer, et aussi étrange que cela puisse paraître, toute cette effervescence, de bruits de moteurs, de klaxons, de voix de vendeurs ambulants, et son trafic, c’est Istanbul. C’est son cœur qui crie, ses voix qui montent, au-delà du soleil qui se couche sur le Bosphore en sublimant les silhouettes de Sultanahmet et d’Aya Sofia. Istanbul, ou le chaos paradoxal.

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I'll be back.

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