Electric Hole

Publié le par Claire T

L’histoire que vous vous apprêtez à lire n’a rien d’extraordinaire. Au cas où vous vous attendez à un récit de voyage dans l’espace à dos de chameau au milieu d’étoiles en gélatine multicolores, je préfère vous prévenir. J’aime bien l’idée d’ailleurs, faut que je me renseigne.

Bref, revenons donc à cette histoire qui n’a pas commencé mais qui fort heureusement s’est terminée. Imaginez un monde sans électricité. Éteignez lumières, télé, radio, musique, bouilloire, four, micro-ondes, radiateurs et écrans de toutes sortes, sauf celui-ci, sinon vous pourrez plus lire et ce serait dommage. Vous y êtes ?

Alors on y va !

Electric Hole

Mes écouteurs plantés dans mes oreilles, un jeudi soir habituel, je gravis le talus vert derrière l’immeuble. Un objet rouge assez imposant me barre la route, et surprend ma routine. Je lève les yeux et je retire un écouteur, pour mieux y voir. Un camion de pompiers veut descendre d’où je monte, jusqu’ici tout va bien. Je pense à un malaise dans l’immeuble, à un accident domestique, à ma petite mamie tchèque du 3ème étage, qui veut pas que je l’aide à porter ses courses, à tout sauf à ce que je vais apprendre en somme. Alors que mes hypothèses fusent, je me fais engueuler par un policier qui a l’air de me dire que j’ai rien à foutre là, ce à quoi je lui rétorque un argument imparable : « Nehovorím po slovensky (asshole) » (« Je ne parle pas slovaque (trou d’balle) »(le mien va toujours aussi bien)). D’un signe plein d’indulgence, il me fait signe de monter et de dégager de là où je suis.

Photo réalisée sans trucage

Photo réalisée sans trucage

C’est alors que j’aperçois un attroupement extraordinaire devant l’immeuble Sládkovičova 5/1963, et vous l’aurez compris, c’est pas la fête des voisins. Un peu éberluée, le regard hagard, je cherche quelqu’un qui parle anglais. Policiers, pompiers, cordons de sécurité, moi je voulais juste prendre une douche et un café avant de sortir hein, on se calme ! Une gentille fille de 12 ans, Sacha, m’explique qu’il y a eu un incendie. Un compteur du couloir d’escaliers laissé ouvert aurait pris feu sous l’effet du soleil. J’ai envie de lui dire qu’il doit y avoir erreur, de lui demander depuis quand le soleil est si fort à Košice qu’il fait cramer des fils électriques, mais bon, je m’en tiens à prendre l’information telle qu’elle m’est présentée. Ça peut durer des semaines sans signal me dit-elle. Sur le moment je pense aux diverses implications mais je n’ai pas encore envie de pleurer.

« Mais c'est-à-dire qu’on va plus avoir Internet ? »

 « Oui, mais le reste devrait fonctionner d’ici quelques jours. »

« Ah. » (Je vois pas le lien entre les câbles électriques et les câbles téléphoniques, mais j’ai pas envie de me lancer dans un débat de physique en anglais pour autant).

Le cordon de sécurité est défait, nous pouvons pénétrer l’immeuble. Le sol est jonché de suie, ça sent le barbecue en forêt, grandeur nature, la cage de l’ascenseur est explosée, et au fur et à mesure des étages, l’odeur s’épaissit, légèrement suffocante, et nous découvrons la colonne d’électricité calcinée, d’un niveau à l’autre.

La petite Sacha s’arrête au troisième. Je lâche un « It was nice to meet you » totalement improbable (les moments où je peux communiquer avec mes voisins sont tellement rares que ceci explique sans doute cela).

Aux grands maux, les grands remèdes. Je prépare des piles de rechange avant la nuit noire et j’active ma lampe frontale, que je suspends aux spots traditionnellement utilisés pour répandre la lumière dans la salle de bains, qui ne jouit pas de l’ombre d’une fenêtre. Je sors, fraîche et pimpante, et après avoir raconté trois fois l’histoire à mes camarades (tu sais quand c’est une grande table, et que ça passe d’un côté à l’autre, et que t’es encore obligé(e) de répéter, même que des fois c’est un peu énervant), je peux oublier cet incident et passer une bonne soirée, en bonne compagnie.

Je rentre, j’active ma lampe frontale, 6 étages de désolation, je cours aux chiottes, j’allume la lumière. J’allume la lumière. J’allume la lumière. J’A-LLUME LA LU-MIÈ-REUH. Évidemment, on ne s’y fait pas.

Electric Hole

Le lendemain, je croise le concierge, qui, déformation professionnelle oblige, est aussi aimable qu’une porte de prison.

« Donc euh koľko dní ? » (Donc euh combien de jours ?)

« Mesiac »

Dans ma tête, je vis un moment de traduction pénible : « mesiac », ça veut dire « un mois ». Non. Si ? Noooooon !!!!!!! Mais pourtant si… ça veut dire un mois. P***** de branchage en série de m**** !!!!!!! Un couple sort, et je demande s’ils parlent anglais. Ils confirment :

« Un mois, au moins, peut-être pas avant Noël dit le concierge ».

« Mais comment on vit sans électricité jusqu’à Noël ???, c’est pas possible ! ».

« Tout le monde est parti sauf ceux de la partie droite de l’immeuble, qui fonctionne, vous habitez de quel côté ? »

Je sais de quel côté j’habite, mais je vérifie, au cas où… Des fois je me trompe entre ma gauche et ma droite, même si je perds jamais le Nord. C’est à ce moment-là que j’ai envie de pleurer.

J’appelle le propriétaire pour éclaircir la situation (vous apprécierez le jeu de mots).

« Pas avant Noël c’est une façon de parler, une sorte de dicton humoristique slovaque ». Je n’arrive ni à faire semblant de rire ni à imaginer le concierge faire des blagues. Le doute s’installe.

« Surtout, pas d’inquiétude. Oh non, on ne peut pas laisser des familles entières et des personnes âgées sans électricité aussi longtemps voyons, tout de même ! Une semaine, une semaine et demi, grand max. »

Pas de date précise, mais surtout : pas d’inquiétude. J’ai comme une impression de « déjà-vu », avec une prononciation à l’américaine, mais c’était pas dans un film. Le doute a fait son nid.

La vie sans électricité, au début, c’est presque rigolo. Tu recharges ton PC et ton portable dans ton bureau au boulot, tu passes ta vie au boulot, en téléchargeant des épisodes de séries avec l’ordi du boulot, pendant que tu travailles sur ton PC au boulot. Tu sors du boulot, tu vas chercher à manger au supermarché pour donner du boulot aux autres. Tu offres un boulot inespéré au rebord de ta fenêtre.

Il a rougi.

Il a rougi.

Une semaine, c’était facile. Je partais à Istanbul pour 5 jours, où l’électricité vibre de tout ses sens, et quand je reviendrais, mon rebord de fenêtre retrouverait son statut de simple employé à rien foutre et j’aurais pas à l’augmenter.

Évidemment, ça ne s’est pas passé comme ça. Je suis revenue, rien n’avait changé. J’ai pété une pile et criblé de plombs mon propriétaire, histoire de décharger mon accumulateur.

"And you will know my name is the Lord when I lay my vengeance upon thee."

"And you will know my name is the Lord when I lay my vengeance upon thee."

C’était reparti pour 5 jours dans le noir, le prix à payer pour 5 jours de vacances sans doute. Après ça, j’ai redécouvert les joies de la cité U pendant une semaine, payée par mon proprio, qui a fini par céder à mes coups de gégène

C’était merveilleux, tellement plus simple. On a envie de chanter « une prise électrique c’est fantastique », « un interrupteur, c’est le bonheur », « la lumière, c’est super », autant d’hymnes à l’électricité plus poétiques les uns que les autres.

Rentrer chez soi, enfin. J’allume la lumière, et puis une autre, et une dernière. Je regarde mon proprio avec le sourire jusqu’aux oreilles en rebranchant le frigo, en faisant « ting » avec le micro-ondes, en branchant un truc, juste pour voir. « Merci et au revoir ! »

P.S. Mon immeuble a fait les gros titres de l’actualité locale, apparemment y’a même eu un reportage télé, ça méritait bien une histoire.

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S
Quel beau récit d'un incident ben ordinaire comme dirai Robert. Mais je suis super déçu t'es même pas sur le journal.
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C
Merci son père, tu m'as fait découvrir une jolie chanson. Parfois les choses simples sont les plus extraordinaires il paraît :). Non, j'ai raté la photo de groupe! Bisous
A
La liste des jeux de mots est longue autour de ce thème ;) Bravo tu as choisi les meilleurs!<br /> Et il n'y a pas de rallonge dans ce pays pour relier le côté droit de l'immeuble au côté gauche? Temporairement...! Ca s'appelle l'esprit de partage! En tout cas je n'aurais pas aimé me faire engueuler par un flic ignorant tout de la vie d'un SEF ;) Pas besoin de décliner t'as compris mon jeu de mots! Ok je sors...! Bisous ma chérie
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C
Coucou mon Dédé, c'est pas si simple non. Y'a une colonne électrique pour chaque partie de l'immeuble, et ça communique pas vraiment, sauf dans le hall. Bref, j'ai passé quelques détails du genre les boîtes électriques étaient atypiques, donc il a fallu en refaire fabriquer en République Tchèque... Les facteurs de complication de la merde se sont cumulés, d'où la longueur de l'épisode unplugged. Bisous à très vite!!!!!!!!!